mardi 13 octobre 2009

Jérusalem - Pierre Jourde

Quelques mots d'un court voyage à Jérusalem, pour le comité scientifique du Centre de Recherche Français de Jérusalem et le CNRS, en compagnie de Claudio Galderisi, conseiller auprès de la présidence du CNRS pour les 26 centres français de l'étranger.

D'abord, qu'est-ce qu'un centre de recherche à l'étranger ? Il faut les distinguer des centres culturels français à l'étranger, qui représentent la langue et la culture française dans le monde. Dans l'ensemble, ces derniers ne se portent pas très bien (voir dans ce blog, Manuel de destruction culturelle, III).  Les instituts de recherche, mal connus en France, effectuent un travail de recherche fondamentale portant sur le pays d'accueil. Ils sont sous la tutelle du ministère des affaires étrangères et du CNRS. Celui-ci fait en ce moment un gros effort pour les soutenir financièrement.

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Le Centre de Recherche Français de Jérusalem est dirigé par Sophie Kessler-Mesguich, spécialiste de la grammaire de l'hébreu. Il mène des travaux archéologiques, historiques, politiques ou sociologiques portant sur l'espace israélo-palestinien. Il accueille, pour des séjours de durées diverses, une douzaine de chercheurs, dans des disciplines très variées. Aujourd'hui, on y travaille entre autres, sur les manuscrits de la mer Morte (Katell Berthelot), le reboisement en Israël (Benoît Laborde), les relations franco-israéliennes (François Lafon), l'islam (Eric Chaumont) le philosophe des sciences Emile Meyerson (Eva Telkes), Philon d'Alexandrie et son exégèse biblique (Jérôme Moreau), la Shoah en Transnistrie (Florence Heymann), la question des frontières dans le conflit israélo-palestinien (Cédric Parizot), la musique liturgique chrétienne et judaïque (Olivier Toumy). Le centre accueille aussi des conférences, des séminaires, des cours. Une visite permet de mesurer la dynamique, la passion intellectuelle communicative qui peuvent régner dans de tels instituts lorsqu'il sont convenablement dirigés et suffisamment soutenus.

Outre l'intérêt intrinsèque des recherches, il s'agit aussi de renforcer les échanges scientifiques avec le pays d'accueil. Le centre de Jérusalem est exemplaire de ce que peut être un point de rencontre entre religions et cultures, puisque les travaux qui y sont menés intéressent christianisme, islam et judaïsme, relient la France, la diaspora juive, Israël, les Palestiniens, l'antiquité hellénique et romaine. Mesurer l'épaisseur des sédiments culturels et historiques aide à mieux mettre en perspective les conflits présents, et sans doute à les relativiser.

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(c)Feinblatt/Sipa
Jérusalem. Manifestation pro-OLP

Ce qui frappe, à Jérusalem, et ailleurs en Israël, c'est, dans un pays aussi petit, l'incroyable dynamisme intellectuel, la variété et la liberté des recherches effectuées, des idées agitées, le mélange d'affirmation de soi et d'autocritique. Le conflit est là, bien sûr, le mur se construit, les soldats contrôlent les accès. Mais on peut aussi mesurer sur place que l'antagonisme entre Juifs et Arabes prend des formes plus complexes que la haine monolithique que l'on imagine de loin. Echanges et mélanges existent malgré tout. Pendant la fête juive de Sukkot, des tensions autour de l'accès à l'esplanade des mosquées conduisent à des affrontements violents. Les pierres volent aux carrefours de Jérusalem est.

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(c)Haley/Sipa
Jérusalem, vieille ville.

Mais, dans les rues de la vieille ville, les magasins arabes vendent des kippas avec des keffiehs, les femmes palestiniennes voilées croisent de jeunes juives court vêtues, des coptes éthiopiens font leur marché en même temps que des juifs orthodoxes en redingote et toque de fourrure. On entre dans les « territoires », on va à Bethléem, on croise des policiers palestiniens débonnaires et des collégiens arabes en uniforme qui rentrent gaiement à la maison, on prend une bière. Elle est brassée à Tayeb, village chrétien de Palestine, où la fête de la bière attire des musulmans. Dans la ville ouest, un Arabe israélien vous indique en souriant le chemin du mémorial de la Shoah.

Le mémorial : Yad Vashem. Je n'avais pas eu le courage, à Nagasaki, pour le musée de la bombe atomique, après avoir aperçu quelques photos à Tokyo. J'avais eu tort. Il faut se confronter à cela. On croit savoir, on a lu les textes, on a vu des images, toujours les mêmes. Mais à Yad Vashem, on voit les souvenirs recueillis sur les morts, les petits objets quotidiens, les photos heureuses de jeunes mariés, de gamins qui font du ski. Ils deviendront ces squelettes vivants des camps, cette chair morte en vrac que le bulldozer pousse dans la fosse. A Yad Vashem, ces films montrant des hommes que l'on pousse hors du camion avant de les abattre s'arrêtent un instant, et le nom de chacun apparaît. L'anonymat qui facilite le meurtre et permet l'indifférence disparaît. Ces gens ont des noms, une famille, chacun d'entre eux est quelqu'un. Ils sont encore là, parmi nous, et non plus confondus dans le grand anonymat du passé. Non plus six millions de morts, mais six millions de fois une conscience humaine.

Les films du ghetto de Varsovie, où les nazis ont fait mourir de faim des dizaines de milliers de Juif, sont moins connus que les images des camps. On ne peut pas oublier l'enfant qui vous fixe en souriant, avec une légère tristesse, assis, famélique, sur le bord du trottoir, comme par une après-midi ordinaire. Ce n'est pas nous qui le regardons, mais lui qui nous regarde, depuis son enfance, depuis sa mort. La petite fille, magnifiquement belle malgré l'extrême maigreur, qui tente de réveiller son frère que la faim pousse vers la mort en lui frappant la joue, à petits coups répétés, tendrement. Le visage gracieux de cette femme portant un enfant qu'on va lui arracher et qui mourra, lui aussi, seul, sans qu'elle sache jamais ce qu'il sera devenu. Les témoignages filmés de ceux qui ont survécu aux fusillades, enfouis à sept ans dans un tas de morts. La noblesse imprégnant chaque geste, chaque mot de Jan Karski racontant ses interventions vaines auprès de Churchill et de Roosevelt pour que les alliés prennent conscience de la Shoah.

Dans un genre beaucoup moins noble, il y a des gens, en France, qui font profession de nier ou de bouffonner ce que montre Yad Vashem. Des Dieudonné assimilent les bourreaux aux victimes (« Israheil !»), font ovationner sur scène le négationniste Faurisson. On s'amuse bien. On reprend les arguments mêmes qui ont, depuis le XIXe siècle, conduit aux pogroms et puis aux camps : la ploutocratie, le complot juif, etc. Les mêmes, exactement. Ceux qu'illustraient les images que l'on voit à Yad Vashem, la rapacité juive, la toile d'araignée mondiale, etc.

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(c)Blumenfeld/Sipa
Yad Vashem

Les massacres ont toujours leur Dieudonné et leur Faurisson. Cet enfant que sa petite sœur tente de réveiller avant qu'il s'endorme dans la mort, il ne faut pas seulement qu'il soit mort, il faut encore qu'on lui dénie sa mort et sa souffrance. Cela aussi, qui te maintient encore parmi nous, depuis le ghetto, certains veulent t'en dépouiller, en plus de tout ce que les nazis t'ont pris. Il y a d'abord ceux qui avilissent et qui tuent les vivants. Viennent ensuite ceux qui tuent les morts. C'est plus facile, mais c'est un peu le même métier.

Les morts ont besoin de nous, dit Yad Vashem. Il nous faut les maintenir parmi nous, et être, si peu que ce soit, ce qu'ils ont été, l'enfant assis sur le trottoir, et cet autre qui s'endort. Et nous avons besoin d'eux. Ils sont nus. Ils peuvent nous apprendre leur nudité. Nous désarmer.

Est-ce qu'on peut encore écrire après la Shoah ? Il me semble que oui, peut-être, dans la mesure où la littérature tente cela, que les morts ne soient pas exilés du monde des vivants.

P.J.

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